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Alicante, Espagne, 1933 © Henri Cartier-Bresson/Magnum Photos/Courtesy Fondation Henri Cartier-Bresson
Carton d’invitation de la galerie Julien Levy en 1935

Alvarez-Bravo, Cartier-Bresson, Walker Evans

Documentary and Anti-Graphic Photographs

du 8 septembre au 19 décembre 2004

C’est en classant les archives d’Henri Cartier-Bresson, rassemblées pour la création de la Fondation, qu’apparut un modeste bristol blanc aux yeux étranges, accompagné d’un titre non moins obscur : Documentary and Anti-Graphic Photographs. Les noms des trois artistes formant les yeux, et pas les moindres – Manuel Álvarez Bravo, Walker Evans, Henri Cartier-Bresson – la date, avril 1935, le nom du galeriste, Julien Levy : tout était excitant. Quant à la signification de l’assertion « anti-graphic photographs », elle opposait différentes interprétations possibles que tout curieux de photographies se devait d’éclaircir. C’est ainsi que fut décidée la longue recherche qui allait mener à une tentative de reconstitution de cette exposition.

Ni catalogue, ni liste dans les archives de la galerie, de nombreuses énigmes à résoudre, plus encore, le livre d’or de la galerie indique «no press release» pour cette exposition. Tout espoir de trouver un texte semblant perdu, la méthode de recherche s’est donc appuyée sur trois axes : les tirages estampillés «Levy» dans les collections publiques ou privées, les archives des trois photographes et les témoignages extérieurs.

C’est la première fois depuis 1935 que sont réunis ces tirages d’époque qui constituent un ensemble exceptionnel d’images essentielles et parfois méconnues. Cette exposition historique rassemble l’œuvre de jeunesse de trois grands maîtres de la photographie.

 

La galerie Julien Levy

plus influents du XXe siècle. La galerie, qui ouvrit en 1931 à New York et ferma en 1949, joua un rôle essentiel dans la diffusion des avant-gardes françaises aux Etats-Unis et tout spécialement du surréalisme. C’est lui qui organisa en 1932 la première exposition surréaliste à New York, et qui révéla tour à tour Max Ernst, Alberto Giacometti, Marcel Duchamp, Frida Kahlo ou René Magritte. Julien Levy s’intéressait également au cinéma expérimental, notamment aux films de Luis Buñuel, et à la photographie. Dans ses mémoires, il écrit : « Quand j’ai ouvert ma galerie, l’un de mes objectifs principaux était de promouvoir la photographie comme une forme d’art en soi ». Ainsi, collectionneur visionnaire, il acquiert très tôt des tirages de Kertesz et d’Atget lors d’un voyage en Europe en 1929, et fût le premier à montrer Nadar aux Etats Unis. C’est en octobre 1933, qu’il ouvrit la première exposition d’Henri Cartier-Bresson qui arborait déjà le mystérieux titre « anti-graphic photographs ».

 

« Anti-graphic photographs »

La signification que Julien Levy donnait à « anti-graphic » est d’une modernité étonnante : il questionne de manière très précise la nature, la place et le rôle de la photographie à une époque où cette forme d’art n’en était qu’à ses balbutiements, anticipant un débat qui est on ne peut plus d’actualité.

Dans l’introduction à l’exposition de Henri Cartier-Bresson que Julien Levy écrivit sous le pseudonyme de Peter Lloyd en 1933, celui-ci définit l’approche photographique de Cartier-Bresson comme «anti-graphique» par opposition à la photographie comme «art graphique» voire esthétisant. Par ailleurs, il établit une opposition entre photographie « septique » (sic) et photographie « antiseptique » :

« (…) Pourquoi ne pas montrer les photographies de Cartier-Bresson (…), les innombrables, invraissemblables, indignes et sacrilèges images qui donnent une certaine légitimité à sa démarche ? Des photographies brutes contre la popularité grandissante d’une photographie aseptisée ? Dites que c’est une exposition de photographie immorale … de photographie équivoque, ambivalente, antiplastique, fortuite. Oui ! Appelez-la photographie anti-graphique. Cela exige un énorme courage car, depuis les débuts de votre galerie, vous avez relevé le défi de faire reconnaître la photographie comme art. » (Julien Levy, Memoir of an Art Gallery, Putnam, 1977, p.49)

 

Sur l’exposition

Des images bouleversantes, dans leur façon directe d’appréhender le réel, et sans distorsion.  -New York Times, 28 avril 1935

L’exposition rassemble environ trente images de chaque auteur, œuvres de jeunesse prises avant avril 1935. Nombre de ces photographies sont devenues des icônes, d’autres frappent par leur caractère inédit ; fait encore plus exceptionnel, cette exposition reconstituée rassemble pour la plupart les tirages réalisés par les auteurs eux-mêmes à l’époque.

Il se dégage de cet ensemble une très nette influence du mouvement surréaliste, mais également de l’œuvre d’Atget ; il est important de noter qu’ Eugène Atget est une référence constante pour les trois jeunes photographes comme pour Julien Levy, alors qu’en France son travail était à peine remarqué. Cette exposition s’oppose en quelque sorte à celle d’Alfred Stieglitz, «grand patriarche de la photographie américaine», auquel le Museum of Modern Art de New York (MoMA) avait consacré une rétrospective en 1929. C’est parce que l’exposition de 1935 présente une nouvelle voie qu’elle peut être considérée comme un moment essentiel de l’histoire de la photographie.

 

Manuel Álvarez Bravo

Manuel Alvarez Bravo vit à Mexico; il ne voyage guère, et photographie ce qui l’entoure de façon poétique et réfléchie. En 1934, il rencontre Henri Cartier-Bresson qui séjourna presque un an au Mexique. Ils ont été présentés par des amis communs. Álvarez Bravo et Cartier-Bresson ont exposé ensemble au Palacio de Bellas Artes de Mexico en mars 1935 pour quelques jours, juste avant l’exposition chez Julien Levy. Don Manuel a clairement expliqué qu’il a ensuite exposé les mêmes images chez Levy, celles qu’il aimait à l’époque : les photos de Don Manuel estampillées « Levy » que nous avons retrouvées figurent toutes sur la liste de cette exposition, et il n’a exposé qu’une fois à la galerie Julien Levy. Ses photographies sont très emblématiques de ce qui deviendra ensuite son style « surréaliste ». On retrouve dans la sélection de Lévy des images comme « Le Dormeur » qui ont rendu le photographe célèbre. La complexité des titres de Don Manuel, le fait qu’il les ait souvent transformés, a brouillé quelque peu les pistes; toutefois nous estimons que cette sélection est aujourd’hui ce que nous pouvons avoir de plus précis.

 

Henri Cartier-Bresson

Henri Cartier-Bresson a passé l’année 1934 au Mexique; il pense avoir de nouvelles images à montrer à Julien Levy. C’est ainsi que germa l’idée d’une nouvelle exposition. Deux documents très importants ont permis d’identifier les images présentées alors : la liste tenue par Henri Cartier-Bresson des images déposées chez Levy, et le portfolio dans lequel Henri Cartier-Bresson a collé régulièrement les images qu’il préférait à l’époque. C’est cet album qu’il enverra à Jean Renoir en 1936 pour lui demander du travail. Par ailleurs, le fait majeur à retenir est que, entre octobre 1933 (date de sa première exposition chez Levy) et avril 1935, il a séjourné principalement en Espagne et au Mexique, avec toujours des passages par Paris et un stop à Cuba. Donc, en toute logique, il aura montré dans cette exposition principalement des images du Mexique et d’Espagne ; les « nouvelles », plus quelques images de la première exposition, les plus pertinentes pour la vente. Ironie du sort, Julien Levy a renoncé à montrer la photographie car elle ne se vendait pas – elle était une « dead end » – mais ces tirages anciens sont ceux qui aujourd’hui ont la cote la plus élevée sur le marché des collections.

 

Walker Evans

Walker Evans avait déjà exposé en 1932 chez Julien Levy, introduit par Lincoln Kirstein. Dans son journal daté du 2 avril 1935, il écrit : «Mlle. Cartier-Bresson tells me the joint exhibition of her brother and myself will start April 20 or April 23 ». Il rentre alors de son voyage à la Nouvelle-Orléans, semble très préoccupé par les développements des films et doit démarrer dans les jours qui suivent la campagne de prises de vues de la collection d’objets d’arts primitifs pour le MoMA. L’exposition chez Levy ne semble pas le soucier beaucoup. Un travail approfondi dans les archives de Walker Evans conservées au Metropolitan Museum of New York nous a permis de retrouver un certain nombre d’informations, mais peu d’éléments subsistent, à part des indications de tirages faits pour Levy sur les négatifs et un article sur l’exposition décrivant quelques images de Walker Evans de « balcons ouvragés à la Nouvelle Orléans et d’images de façades». Cuba, la Nouvelle Orléans, New York sont donc bien nécessairement les projets exposés.

Ces trois maîtres de la photographie ont été exposés ensemble en 1935 par la seule volonté de Julien Levy, qui ignorait bien sûr à quel point tous trois deviendraient essentiels au regard de l’histoire de la photographie. Malgré des thématiques semblables à l’époque, un attrait commun pour les milieux défavorisés et le plaisir de la rue, chacun d’entre eux affirmera davantage son style avec les années, et évoluera dans des directions assez différentes, déjà visibles à l’époque.

Julien Levy fut un galeriste éclairé, qui sut présenter les artistes alors que leur œuvre était en gestation, que les images venaient d’être prises : un véritable travail de défricheur, une galerie d’art contemporain et vivant. Il n’a pas vécu l’avènement de la photographie sur le marché de l’art – qu’il ambitionnait pourtant. Il revendiquait «l’état de grâce» lorsqu’on lui parlait de son talent de découvreur exceptionnel, mais la liberté de ses choix et la qualité de son oeil ont jalonné de pierres incontestables l’évolution de la photographie.

Cette exposition nous place face à l’histoire du médium en train de se faire.